Bernard Brémond
De la clinique psychanalytique à la pratique de la psychanalyse.
Si l’on prend au sérieux l’affirmation de Jacques Lacan selon laquelle la clinique psychanalytique c’est ce qui se passe dans une analyse, cela emporte quelques conséquences sur les modalités nécessaires pour que les psychanalystes puissent parler entre eux de leur travail.Et s’il est question de ce qui se passe dans une psychanalyse, alors il est bien possible que le terme de clinique soit inadéquat : c’est pourquoi nous lui préférons le terme de « pratique », qui met en avant, plutôt que la clinique du cas - c’est à dire l’étude de la structure psychopathologique du patient ou du consultant – la structure de l’espace transférentiel, dont la pratique du psychanalyste fait partie. Ce point de vue est cohérent avec la perspective lacanienne qui renonce à la distinction trop approximative entre transfert et contre-transfert au profit de la prise en compte du désir de l’analyste comme organisateur de ce qui se joue dans une conjoncture transférentielle, d’un côté comme de l’autre.
Ces considérations ont elles-mêmes des conséquences : parler de ce qui se passe dans une psychanalyse exige une méthode telle que cette parole ne soit pas contradictoire avec la fonction de la parole dans l’analyse elle-même, voire même qu’elle soit au plus près de ce qui fait le vif de l’expérience analytique : une énonciation sur le mode du « ce qui vient » (einfall), qui prenne en compte que le maître du jeu, lorsque des analystes parlent ensemble de leur pratique, c’est l’inconscient… du psychanalyste.
C’est tout l’objectif du dispositif sur la pratique nommé « Le Trait du Cas », c’est aussi sa dimension éthique. Ce n’est pas un groupe clinique, ni un groupe d’inter-contrôle, c’est un dispositif dont l’axe est fourni par ce qu’il convient d’appeler « la clinique du psychanalyste ».
“ Qu’une analyse porte les traits de la personne de l’analysé, on en parle comme de ce qui va de soi. Mais on croit faire preuve d’audace à s’intéresser aux effets qu’y aurait la personne de l’analyste. “
On aura sans doute ici reconnu les mots et le style de Jacques LACAN, à l’ouverture de son propos sur “La direction de la cure et les principes de son pouvoir”. Et le suite du texte concerne tout autant l’objet de notre rencontre: “... pensez de quelle hauteur d’âme nous témoignons à nous montrer dans notre argile être faits de la même que ceux que nous pétrissons. “
Ces remarques ont été écrites en 1958, c’est à dire il y a près de quarante cinq ans, et il y est question de “la personne de l’analyste”. Depuis, s’est peu à peu élaboré le concept du désir de l’analyste, désir que J. LACAN a toujours connoté d’un “x” énigmatique.
Aujourd’hui, il faut bien remarquer qu’à gagner ses lettres de noblesse conceptuelle, le désir de l’analyste peut avoir perdu ce qu’il portait de plus subversif; on peut en faire un concept admis, policé, où disparaitrait l’énigme cruciale qu’il devait mettre à jour: si l’analyste désire, qu’est-ce qui garantira qu’il ne fait pas obstacle, par ce désir même, à la démarche de l’analysant?
En ce point de la question, il faut répondre: rien! Aucune garantie a priori.
Alors?
Notons d’abord qu’avec le désir de l’analyste, il n’est plus question de la personne de l’analyste, mais de l’inconscient de l’analyste. Et si l’on pose la question: où doit être l’analyste pour répondre - freudiennement - au transfert, la réponse à cette question ne peut dès lors plus se trouver du côté de l’être de l’analyste, mais du côté de son désir.
Et pour éclairer ce point, LACAN nous invite à tourner nos regards du côté de l’esclave: le désir de l’esclave est limité, par le désir du maître. Limité, le désir de l’analyste l’est également, mais par une limite interne, celle qui “ le fait choisir, au moment voulu, entre narcissisme et désir, entre autre et Autre. “ Et qu’est-ce que choisir d’une façon conforme à la direction de la cure, c’est à dire la direction qu’impose une éthique freudienne, celle qui soutient un acte qui ne laisse pas la jouissance suivre son propre cours? Il s’agit donc de poser la question de l’éthique freudienne de l’analyste, et de poser cette question d’une façon qui tienne compte de ceci: qu’il n’est pas d’inconscient qui n’obéisse aux lois mêmes repérées par FREUD. L’inconscient, fut-il “de l’analyste”, est fait de la même argile que celui de “ceux qu’il pétrit”, la dérision fait ici entendre sans concession l’éthique qui est le conséquence du désir de l’analyste.
Alors?
Si aucune spécificité ne définit la nature de l’inconscient du psychanalyste, si aucune prescription ne peut en garantir l’efficience, comment s’en règle l’usage, et comment le préparer à sa fonction?
Notre travail avec le dispositif du Trait du Cas propose un tour de plus à cette question, un tour de spirale supplémentaire, en soutenant que le désir de l’analyste comme fonction opératoire dans la cure, pivot du transfert, trouve sa source vive dans une configuration psychopathologique spécifique qu’un sujet répète et dont il se sépare par la voie d’un désir d’analyste, selon l’expression de Claude DUMÉZIL Ce désir d’analyste, s’il ne s’affirme, se reconnaît et se soutient comme tel qu’au terme d’une analyse (qui ainsi “se sera avérée didactique”) et d’un moment de passe, n’en est pas moins enraciné dans la structure et l’histoire d’un sujet, c’est à dire dans une certaine organisation de ses chaînes signifiantes: ce qui nous autorise à parler d’une psychopathologie de l’analyste.
Il en découle une conception de la formation de l’analyste et de la transmission de la psychanalyse, où il s’agit de mettre ce désir - le désir d’analyste - à l’épreuve de l’analyse, ce qui ne va pas sans l’invention et la mise au travail de ces dispositifs que nous avons appelé « instituants ».
“ L’institution analytique, si elle existe, n’est autre que la cure elle-même “, avons-nous dit. Qu’est-ce donc que la cure?
On peut en parler en termes de cadre, auquel on articule les termes de transfert et de contre-transfert. Mais il s’agit là d’une articulation extérieure, surajoutée, pas réellement interne. Et notons que si l’on pense la pratique en ces termes de transfert et de contre-transfert, on privilégie la dimension de résistance du transfert, et on reste dans une perspective de “repérer l’erreur” (l’erreur sur la personne...)
Prendre en compte, et au sérieux, le désir d’analyste permet d’en finir avec la notion de contre-transfert au profit du repérage d’une structure de la cure , qui indique qu’à partir d’un certain engagement dans l’espace transférentiel, il n’y a plus en cause la seule structure initiale d’un patient: “de la rencontre de cette structure avec la fonction analyste résulte la structure dynamique de la cure elle-même”, à laquelle est alors noué le désir d’analyste, d’une façon interne.
Parler de structure de la cure est déjà une transgression de la notion de cadre habituellement utilisée. Dans notre perspective, le cadre n’est autre que celui de la parole et du langage: aucun “setting” standardisable donc. C’est qu’on voit mal comment la mise en avant du désir de l’analyste ne viendrait pas transgresser le cadre, c’est à dire ce qui est établi. Et c’est alors la question de l’acte qui surgit.
La fonction analyste ne saurait être supportée que par un sujet: un sujet du signifiant, non pas un sujet de la connaissance. Et entre ces deux sujets, il n’y a pas de commune mesure.
Ceci interroge très directement l’interprétation: si la fonction analyste est supportée par un sujet - sujet du signifiant - alors l’interprétation est une formation de l’inconscient.
Mais où cela mène-t-il, de soutenir une telle thèse?
Si l’on convient, avec LACAN, que « nul ne saurait soutenir une thèse en sachant sur le moment où cette thèse va le mener », reconnaissons donc que nous ne savons pas encore où cette thèse nous mène, et que nous sommes ici pour l’examiner ensemble.
Voilà me semble-t-il l’ambition d’une rencontre à propos de la clinique psychanalytique: mettre en acte une pratique articulée à ses enjeux fondamentaux concernant la fonction analyste et la transmission de la psychanalyse, et ceci avec d’autres, “quelques autres”, partenaires ou compagnons de travail, appelés à partager le désir que nous y engageons, et les thèses que nous proposons.
Bernard Brémond, août 2012.